Ce qui est vrai de la volonté (et, bien sûr, de notre corps) est vrai de tous les phénomènes de notre vie psychologique. Spinoza croit que c’est là quelque chose qui n’a pas été suffisamment compris par les penseurs qui l’ont précédé et qui semblent avoir voulu placer l’être humain sur un piédestal à l’extérieur (ou au-dessus) de la nature.
« Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa déterminations. » (Ethique III, préface).
Descartes, par exemple, croyait que, pour préserver la liberté de l’être humain, il fallait que l’âme échappât aux lois déterministes qui règlent l’univers matériel.
L’objectif de Spinoza dans ce qui constitue, dans la version publiée, les troisième et quatrième parties est, ainsi qu’il le dit dans la préface à la troisième partie, de rétablir l’être humain et sa vie affective et volitive à leur juste place dans la nature. Car rien n’est extérieur à la nature, pas même l’esprit humain.
« [La Nature] est toujours la même en effet; sa vertu et sa puissance d’agir est une et partout la même, c’est-à-dire les lois et règles de la Nature, conformément auxquelles tout arrive et passe d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes; par suite, la voie droite pour connaître la nature des choses, quelles qu’elles soient, doit être aussi une et la même; c’est toujours par le moyen des lois et règles universelles de la Nature. »
Nos affections – amour, colère, haine. envie, orgueil, jalousie, etc. – « suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ». Spinoza explique donc ces passions – aussi déterminées dans leur occurrence que le sont un corps en mouvement ou les propriétés d’une figure mathématique – tout comme il expliquerait toute autre chose dans la nature. « Je traiterai donc de la nature des Affections et de leurs forces, du pouvoir de l’Âme sur elles, suivant la même Méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l’Âme, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. »
Nos affects se divisent en actions et en passions. Quand la cause d’un événement réside dans notre propre nature – plus particulièrement, notre connaissance ou nos idées adéquates – alors il s’agit d’un cas où l’esprit est actif. D’autre part, quand quelque chose arrive en nous dont la cause est extérieure à notre nature, alors nous sommes passifs. Habituellement ce qui se passe, aussi bien quand nous sommes actifs que quand nous sommes passifs, c’est un changement dans nos capacités mentales ou physiques, ce que Spinoza nomme « un accroissement ou une diminution de notre puissance d’agir » ou de notre « puissance à persévérer dans notre être ». Tous les êtres sont naturellement doués d’une telle puissance ou d’une telle propension. Ce conatus, sorte d’inertie existentielle, constitue « l’essence » de tout être. « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » (III, 6). Un affect est tout simplement un changement dans cette puissance, pour le meilleur ou pour le pire. Les affects qui sont dits actions sont des changements dans cette puissance qui ont leur source (ou leur « cause adéquate ») dans notre nature seule ; les affects qui sont dits passions sont les changements de cette puissance qui viennent de l’extérieur.
Ce que nous devrions nous efforcer de faire, c’est de nous affranchir des passions – ou, cela n’étant guère possible, apprendre au moins à les modérer et à les restreindre – et devenir des êtres actifs et autonomes. Si nous parvenons à faire cela, alors nous serons « libres » dans la mesure où tout ce qui nous arrivera résultera non de nos relations aux choses qui nous sont extérieures, mais de notre propre nature (comme cela découle des attributs de Dieu, c’est-à-dire de la substance dont notre esprit et notre corps sont des modes, et comme cela est finalement et nécessairement déterminé par ces attributs). Nous serons alors véritablement libérés des pénibles hauts et bas affectifs de cette vie. Pour y parvenir il nous faut accroître notre connaissance, notre trésor d’idées adéquates et éliminer autant que faire se peut nos idées inadéquates qui ne viennent pas de la nature de notre âme seulement mais du fait qu’elle est une expression de la façon dont notre corps est affecté par d’autres corps. En d’autres termes, nous devons nous libérer de notre dépendance à l’égard des sens et de l’imagination, car une vie des sens et des images est une vie passive et conduite par les objets qui nous entourent, et nous devons nous fier autant que nous le pouvons à nos facultés rationnelles.
À cause de notre propension innée à persévérer dans notre être – ce qui, chez l’être humain, s’appelle « volonté » ou « appétit » – nous recherchons naturellement les choses qui, croyons-nous, nous profiteront en accroissant notre puissance d’agir et nous évitons ou fuyons les choses qui, croyons nous, nous nuiront en diminuant notre puissance d’agir. Cela fournit à Spinoza un fondement pour dresser un catalogue des passions humaines. Car les passions sont toutes fonction de la manière dont les choses extérieures affectent notre puissance et nos capacités. La Joie, par exemple, est simplement le mouvement ou le passage vers une capacité plus grande d’action. « Par Joie j’entendrai donc [ ... ] une passion par laquelle l’Âme passe à une perfection plus grande. » (III, 11 scolie) En tant que passion, la joie est toujours occasionnée par un objet extérieur. La Tristesse, d’autre part, est le passage à un degré de perfection moindre, occasionné également par un objet extérieur. L’Amour est simplement la Joie qu’accompagne la conscience de la cause extérieure qui apporte le passage à une perfection plus grande. Nous aimons l’objet qui nous avantage et nous procure de la joie. La Haine n’est qu’une « Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». L’Espoir n’est qu’une « Joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée dont l’issue est tenue pour douteuse ». Nous espérons une chose dont la présence, encore incertaine, apportera de la joie. Nous craignons, par ailleurs, une chose dont la présence, également incertaine, apportera de la tristesse. Quand la chose dont l’issue était tenue pour douteuse devient certaine, l’espoir devient sécurité tandis que la crainte devient désespoir.
Toutes les émotions humaines, en tant que passions, sont constamment dirigées vers l’extérieur, vers des objets et vers leurs capacités à nous affecter d’une manière ou d’une autre. Mus par nos passions et nos désirs, nous recherchons ou fuyons les objets qui, croyons-nous, provoquent de la joie ou de la tristesse. « Tout ce que nous imaginons qui mène à la Joie, nous nous efforçons d’en procurer la venue; tout ce que nous imaginons qui lui est contraire ou mène li la Tristesse, nous nous efforçons de l’écarter ou de le détruire. » (III, 28). Nos espoirs et nos craintes fluctuent selon que nous considérons que les objets de nos désirs ou de nos aversions sont éloignés, proches, nécessaires, possibles ou improbables. Mais les objets de nos passions, parce qu’ils nous sont extérieurs, échappent complètement à notre contrôle. Aussi. plus nous nous laissons contrôler par eux, plus nous sommes soumis aux passions et moins nous sommes actifs et libres. Le résultat est une image plutôt désolante d’une vie embourbée dans les passions et poursuivant ou fuyant les objets changeants et éphémères qui les causent : « Nous sommes mus en beaucoup de manières par les causes extérieures, et, pareils aux vagues de la mer mues par des vents contraires, nous sommes ballottés, ignorant ce qui nous adviendra et quel sera noire destin. » (III, 59 scolie). Le titre de la quatrième partie de l’Éthique révèle avec une clarté parfaite le jugement que Spinoza porte sur une telle vie pour l’homme : « De la Servitude de l’homme, ou des Forces des Affects ». Il explique qu’il appelle « Servitude l’impuissance de l’homme à gouverner et réduire ses affects ; soumis aux affects, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. » C’est, dit-il, une espèce de « maladie de l’âme » de ressentir un amour excessif pour une chose « soumise à de nombreux changements et que nous ne pouvons posséder entièrement » (V, 20 scolie).
Steven Nadler, Spinoza, Bayard, 2003, p. 281-284.
Résumé de la partie III de L’Ethique – extrait de Pierre-François Moreau
La troisième partie de l’Éthique est explicitement consacrée à la nature et à l’origine des affects. Ceux-ci sont de deux sortes : actions et passions. Les passions nous font ressentir impuissance et déchirement – c’est probablement là l’expérience fondamentale de ce que le spinozisme nomme la servitude. La recherche de la liberté consistera donc à découvrir les remèdes aux passions et la puissance de la Raison. On sait que Spinoza ne reprend pas à son compte l’opposition cartésienne par laquelle ce qui est passion dans le corps est action dans l’âme et réciproquement. Au contraire, selon le principe que les commentateurs appellent improprement parallélisme, et qui consiste en fait dans l’unité des attributs, donc aussi de l’âme et du corps, toute augmentation de la puissance d’agir du corps correspond à une augmentation de celle de l’âme : l’Ame et le corps sont actifs ensemble lorsqu’ils sont cause adéquate, passifs ensemble lorsqu’ils sont cause inadéquate. Le passage à l’activité implique donc une connaissance de la vie des affects, et c’est ici que Spinoza rencontre le discours commun des passions tel qu’il est tenu partout au XVIIe siècle – où presque tous les philosophes se doivent d’intégrer à leur doctrine une théorie des passions et où théologiens, politiques et théoriciens du théâtre les rejoignent sur ce terrain. Ce qui ne signifie nullement que Spinoza reprend ce discours commun sous la forme où tout le monde l’énonce. L’auteur de l’Éthique décrit les passions mais surtout il les reconstruit génétiquement. Cela implique non seulement qu’il les classe selon un ordre rationnel, mais d’abord que cet ordre est celui de leur production. Il doit donc, avant de parler de telle ou telle passion, mettre en évidence des mécanismes d’engendrement, c’est-à-dire d’abord montrer ce que sont les passions primitives, ensuite indiquer quels phénomènes les diversifient, les associent, les transforment. Les trois passions primitives, formes premières prises par l’effort pour persévérer dans son être et par les modifications de la puissance d’agir, sont le désir, la joie et la tristesse. Le désir, qui est tendance à persévérer dans son être ; la joie. qui est l’augmentation de notre puissance d’agir ; la tristesse, qui est la diminution de notre puissance d’agir. Quant aux transformations subies par ces passions primitives, elles rentrent dans deux grandes catégories : on pourrait dire que la vie humaine s’organise finalement selon deux sortes de passions – celles qui sont fondées sur les enchaînements objectaux et celles qui sont fondées sur la similitude, domaine où se développera l’imitation des affects. En effet, une première série de propositions explique comment se produit le mécanisme d’objectivation (III, 12, 13 et scolie : on passe de joie et tristesse à amour et haine : désormais les passions fondamentales se sont donné des objets: c’est à partir de la relation avec ceux-ci que vont se mettre en œuvre les autres mécanismes) ; puis sont analysés les mécanismes d’association (III, 14-17) et de temporalisation (III, 18, sur l’espoir et la crainte, qu’il faut compléter par la proposition 50 sur les présages) ; enfin les mécanismes d’identification (III, 19-24 : nous aimons ceux qui aiment la, chose que nous aimons, nous haïssons ceux qui la haïssent ; à partir de la proposition 22 le raisonnement fait intervenir un tiers qui n’est pas autrement déterminé). Mais, à partir de la proposition 27, on voit surgir un tout antre univers passionnel ; et autant Spinoza est classique, en un sens, tant qu’il s’occupe des relations objectales – quitte à les unifier et les recomposer, puisqu’il cherche à déchiffrer un petit nombre de tendances servant à elles seules à éclairer l’ensemble des comportements humains ; quitte aussi à renverser ou réélaborer certaines des relations traditionnelles – autant désormais il est révolutionnaire. Il s’agit maintenant de reconstruire toute une partie du comportement sur une propriété fondamentale qui n’a rien à voir avec l’objet : l’imitation des affects. Il décrit en effet des passions qui naissent en nous non pas à propos d’un objet externe, mais à partir de la conduite de quelque chose ou, plutôt, de quelqu’un d’autre à l’égard de cet objet ; et la racine de cette production est le fait que ce quelqu’un ou ce quelque chose nous ressemble. Nous avons donc une seconde série de passions qui constituent comme une sphère de la similitude. La proposition 27 introduit l’expression désormais principielle de « chose semblable à nous » – et, du coup, nous remarquons que dans tout ce qui précède jamais il n’avait été fait référence à l’homme – les objets de nos passions, comme nos rivaux ou nos complices, étaient cités sur un registre général, sans mention de leur qualité d’hommes – les objets pouvaient être des choses inanimées, ou des bêtes, ou le pouvoir ou la gloire. Les tiers qui intervenaient auraient pu être des groupes ou des animaux. Les uns et les autres peuvent évidemment aussi être des hommes, mais cette qualité n’entrait pas en ligne de compte. Ici, au contraire, c’est bien de cela qu’il s’agit. Et Spinoza, qui ne définit jamais ce qu’est un homme, estime au contraire que nous reconnaissons spontanément ce qu’est cette « chose semblable à nous ».
La proposition 27 énonce : « Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affect d’aucune sorte éprouve quelque affect, nous éprouvons par cela même un affect semblable. » L’important est évidemment que rien ne vient ici prédéterminer l’affect. Suit une série de propositions qui tirent les conséquences logiques de cette efficacité de la similitude ; notons en particulier la proposition 31 qui marque les effets de renforcement ou d’affaiblissement des sentiments : si nous imaginons que quelqu’un aime ce que nous-même aimons, ou hait ce que nous-même haïssons, alors par ce fait même notre amour ou notre haine seront renforcés. Encore une fois il ne s’agit ni d’un calcul rationnel, ni d’une association comme celles qui sont repérées dans les propositions 14 et suivantes : le simple fait qu’une chose semblable à nous éprouve un sentiment (ou plutôt que nous nous représentions qu’elle l’éprouve) suffit à engendrer ce sentiment en nous – et, s’il existait déjà, à en augmenter la force, puisqu’à sa puissance originaire s’ajoute la puissance issue de la similitude ; au contraire, si nous imaginons que quelqu’un a en aversion ce que nous aimons, alors la puissance originaire entre en contradiction avec la puissance issue de la similitude ; aucun des deux affects ne suffit, toutes choses égales par ailleurs, à supprimer l’autre ; nous nous trouvons donc dans une phase de fluctuatio animi. Le corollaire et le scolie de cette proposition 31 indiquent le moyen par lequel nous nous efforçons dès lors de préserver la constance de nos sentiments : si nous sommes tellement influençables par les sentiments d’autrui, ou par l’opinion que nous en avons, le mieux alors serait une situation où autrui aurait d’emblée les mêmes sentiments que nous ; et si ce n’est pas le cas d’emblée, nous allons faire notre possible pour qu’il en soit ainsi ; donc cette caractéristique si cruciale pour la morale et la politique spinozistes (notamment en matière de religion) qui est que les hommes ont toujours le désir de voir vivre les autres selon leur propre ingenium, s’enracine bien dans cette « propriété de la nature humaine » qu’est l’imitatio affectuum. De même, la proposition 32 tire de la proposition 27 une conséquence qui montre les effets parfois néfastes de la psychologie de la similitude : si nous imaginons que quelqu’un (de semblable à nous) tire de la joie d’une chose, aussitôt, par imitation de son affect, nous aimerons cette chose, même si nous ne l’aimions pas antérieurement ; mais s’il s’agit d’une chose qu’un seul peut posséder, le même mouvement par lequel nous nous mettrons à l’aimer fait aussi que nous serons portés à en déposséder celui-là même à l’image duquel nous la désirons. D’où le scolie : par la même propriété de la nature humaine, nous sommes conduits à la commisération envers les malheureux (parce que spontanément nous partageons leur tristesse) et à la jalousie envers les heureux (parce que, comme on vient de le voir, nous ne pouvons partager complètement leur joie tant qu’ils en possèdent l’objet en exclusivité).
Ainsi, ce principe de similitude apparaît, en tant que règle générale de fonctionnement de la nature humaine, comme un facteur puissant d’explication des relations interindividuelles. Il nous fait passer d’un univers où nos passions se donnent des objets, à un monde où elles se compliquent de nos relations avec nos semblables. Une double règle génétique explique donc la psychologie spinoziste : le jeu des passions primitives et l’imitation des affects. Si la première dimension peut nous faire penser à Descartes ou à Hobbes, bien que la liste des affects soit différente, et la teneur des passions primitives modifiée, la seconde dimension suffit à séparer Spinoza des autres philosophes de l’époque. On peut donc mesurer son originalité à trois traits : l’explication par les causes qui considère l’objet comme secondaire par rapport à la force – on serait tenté de dire : l’énergie – de l’affect ; l’imitation des affects fondée sur la similitude ; enfin, une insistance particulière sur le fait que le mécanisme des affects nous est opaque nous-mêmes, y compris lorsque nous croyons maîtriser nos actions.
Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme, PUF, 2003, p. 80-84
Dieu n'est rien d'autre que le Tout, la Nature, c'est-à-dire l'univers : le spinozisme est un panthéisme. Cet univers est constitué d'individus : un individu est un rapport de mouvement et de repos (ex : un homme, une cellule, une étoile). Les individus sont imbriqués les uns dans les autres : un homme est un organisme constitué d'organes, eux-mêmes constitués de cellules, elles-mêmes constituées de molécules, elles-mêmes constituées d'atomes, etc. L'individu suprême, qui contient tous les autres, est Dieu, c'est-à-dire l'univers entier.
Cette substance unique a une infinité d'attributs (de dimensions), mais nous n'en connaissons que deux : l’étendue et la pensée. Ainsi, de même que l'homme a un corps et une âme, toute chose est à la fois matière et esprit. Le spinozisme est un animisme. Cela dit, l'esprit de chaque chose (son idée) varie considérablement selon la nature de la chose : il est d'autant plus élaboré que la chose peut agir et être affectée de multiples manières.
Le désir est l’essence de toute chose : toute chose s’efforce de persévérer dans son être. Le degré de puissance de tout être varie au gré des rencontres et des interactions avec les autres corps. Tout affect (sentiment) est une variation de puissance : si notre puissance s’accroît, nous ressentons plaisir et joie ; si elle diminue nous ressentons douleur et tristesse.
Le but de la vie est d’augmenter notre puissance pour ressentir joie, plaisir et bonheur. Cet objectif n’oppose pas les hommes mais devrait au contraire les réunir, car l’union fait la force, et rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme : l’homme est un Dieu pour l’homme.
Le but de l’éthique sera donc d’être toujours mû par des affects de joie plutôt que par des passions tristes (tristesse, haine, peur, etc.) : c’est possible par l’amour de Dieu, c’est-à-dire de la Nature, dont nous faisons tous partie et d’où nous tirons tout notre être et notre puissance. Au niveau politique, il s’agit de faire en sorte que les hommes obéissent aux lois par la raison et non par la peur de la punition (passion triste).
Selon Spinoza, tout est déterminé. L’homme ne se croit libre que parce qu’il ignore les causes qui le déterminent à désirer et à agir. La liberté n'est pas à chercher dans le libre arbitre (une telle liberté n’existe pas) mais dans l’obéissance à la raison.
Enfin, le mal n'est rien de positif, il n'est que faiblesse ou bêtise, c'est-à-dire un manque. De même, l'erreur est une idée incomplète et non une idée fausse à proprement parler.
Biographie
Baruch Spinoza (1632-1677) est un philosophe juif d’origine portugaise émigré aux Pays-Bas. Son panthéisme et sa philosophie entraîneront son excommunication de la communauté juive. Héritier de la révolution cartésienne (il est le contemporain de Descartes), il développe le cartésianisme et le transforme radicalement pour constituer une philosophie très cohérente qui associe le mathématisme (conception mathématique de la nature) et une éthique stoïcienne dans laquelle l’acceptation du destin prend la forme de l’amour de la Nature.
Dans ce qui suit, les références entre parenthèses renvoient toutes à l’Ethique de Spinoza.
Ontologie
Spinoza est panthéiste : Dieu, c’est le Tout, la Nature, l’Univers, la Substance. Cette Substance infinie est la seule chose qui existe, et tout ce qui existe – hommes, animaux, planètes – en fait partie, en est une partie.
Cette Substance a une infinité d’attributs, c’est-à-dire d’aspects sous lesquels on peut la percevoir. Toutefois, nous autres, êtres humains, ne percevons que deux de ces aspects : l’étendue et la pensée. Nous pouvons percevoir ou imaginer chaque chose dans l’espace, comme corps physique, ou alors la concevoir dans la pensée, comme simple idée abstraite. Par exemple, nous pouvons imaginer une pierre, c’est-à-dire nous la représenter dans l’espace, mais nous pouvons aussi la concevoir par la raison, comme une certain nombre d’atomes agencés d’une certaine manière.
Spinoza appelle individu chaque corps organisé. Un individu est donc un certain rapport de mouvement et de repos. (II, Définition centrale) L’individu reste le même aussi longtemps que ce rapport reste le même. Une cellule vivante, un organe, un organisme, une société organisée, un système solaire, constituent autant d’exemples d’individus. Un individu peut donc être constitué de plusieurs individus, et cet emboîtement peut aller à l’infini. La Nature entière est l’individu suprême, qui contient tout et ne change jamais (II, Lemme 7, scolie).
Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être (III, 6) et cet effort (conatus) est l’essence (la nature profonde, essentielle) de cette chose (III, 7). Chaque chose – pierre, grenouille, homme, planète – est essentiellement un effort, un désir : le désir de persévérer dans son être. Ce désir consiste à conserver le rapport de mouvement et de repos qui caractérise et constitue l’individu. Chaque chose est, au fond, une partie de la puissance de Dieu (c’est-à-dire de la Nature).
A chaque chose correspond une idée. L’esprit de l’homme n’est rien d’autre que l’idée de son corps. De même pour chaque chose : l’esprit de la chose est l’idée de cette chose. Donc chaque chose a un esprit. On peut dire que Spinoza est animiste. Mais cet esprit est plus ou moins développé selon que le corps dont il est l’idée peut être affecté de manières plus ou moins nombreuses. Ainsi l’esprit de l’homme est plus riche que l’esprit d’une grenouille ou d’une pierre, car le corps humain est susceptible de réagir de très nombreuses manières (il ne faut jamais oublier que le corps inclut le cerveau). (II, 13, scolie)
Spinoza saisit les choses à partir de leur capacité d’être affectées plutôt qu’à partir de leur constitution interne. De ce point de vue baleines et dauphins sont à rattacher aux poissons plutôt qu’aux autres mammifères. De même, du point de vue de la capacité d’être affecté un cheval de trait ressemble plus à un bœuf qu’à un cheval de course.
L’esprit suprême est l’esprit de Dieu, c’est-à-dire de la Nature entière. Cet esprit contient les esprits de chaque être, il est la somme de tous ces esprits. L’esprit de chaque homme est une partie de l’esprit de Dieu (ou esprit du monde).
La conséquence de cette métaphysique en termes d’épistémologie est la suivante : une perception est une affection de notre corps par le monde extérieur. Par conséquent cette affection nous révèle autant, voire davantage, la nature de notre corps que la nature de la chose qui l’affecte. Par exemple, quand je perçois le soleil comme un disque jaune, je perçois en réalité une modification de mon œil ; cette image révèle davantage la nature de mon œil que celle du soleil. Par conséquent toute connaissance est subjective.
Mais on peut soustraire la partie subjective de la connaissance : il suffit pour cela de considérer les rapports entre les perceptions. En effet les différences et les similitudes entre les perceptions ne peuvent venir de mon corps, donc elles viennent des choses : elles sont purement objectives. Que l’herbe soit verte est une vérité subjective qui dépend de ma constitution, mais que l’herbe soit de la même couleur que les feuilles des arbres est une vérité objective qui révèle l’existence d’une propriété commune entre ces êtres. (II, 29, S)
Le monde est déterminé. Tout dans la Nature se produit nécessairement. Il n’y a pas de liberté au sens du libre arbitre. Mais on peut être déterminé de deux manières : par soi-même, ou par autre chose. Spinoza appelle liberté le fait d’être déterminé par soi-même. (I, Définition 7) Seul Dieu est parfaitement libre en ce sens (tout en étant déterminé) : car toute partie est toujours déterminée par le monde extérieur.
Néanmoins l’homme peut être plus ou moins actif ou passif. Il peut accroître sa liberté, notamment par la compréhension. Quand nous comprenons ce qui nous arrive, cela cesse d’être une passion (passive) car nous ne nous y opposons plus (puisque nous en comprenons la nécessité). (V, 3)
Chaque chose est affectée par les autres choses. On parle d’affection. Par exemple, si je vois le soleil, cela me réchauffe : cela modifie mon corps. C’est une affection, une modification de mon corps.
Certaines affections ne modifient pas ma puissance. Ce sont les modifications insignifiantes de mon corps. Par exemple, si je croise dans la rue une personne qui m’est indifférente. (III, Postulat 1)
En revanche, certaines affections modifient ma puissance d’agir. Spinoza appelle affects ces affections particulières. (III, Définition 3) Par exemple, si je mange un mauvais champignon, cela produit en moi une affection qui diminue ma puissance d’agir (elle me donne mal au ventre, m’affaiblit, et peut même me tuer). Au contraire, si c’est un bon champignon, il me nourrit et me donne des forces (car je m’approprie son énergie par la digestion) : il accroît donc ma puissance.
Ces variations de puissance que sont les affects se manifestent dans notre conscience par des sensations agréables ou désagréables. Il existe deux catégories d’affects : ceux qui expriment une augmentation de notre puissance, et ceux qui expriment une diminution de notre puissance. Les premiers sont ressentis agréablement, les seconds désagréablement. Spinoza parle d’affects de joie et d’affects de tristesse. La joie, le plaisir, l’amour, la gaieté, l’allégresse, sont autant d’affects joyeux qui révèlent un accroissement de notre puissance. A l’inverse, la tristesse, la souffrance, la colère, la haine, la pitié, expriment tous une diminution de notre puissance.
Il y a une autre distinction : celle qui oppose les passions aux actions. Certaines affections sont actives, d’autres sont passives, selon qu’elles sont causées par nous ou par le monde extérieur.
Toute action augmente nécessairement la puissance de l’être dont elle est l’action. En effet, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être. La mort vient toujours de l’extérieur. Un être ne se nuit jamais à lui-même. Spinoza rejette radicalement l’idée d’une pulsion de mort (ce concept n’existe pas à son époque, il sera introduit par Nietzsche et le terme sera introduit par Freud).
En revanche, toute passion ne diminue pas nécessairement ma puissance. Si je suis dans un incendie, sur le point de mourir, et qu’une tornade arrive, me soulève dans les airs et me dépose en douceur dans un champ à dix kilomètres de là, c’est une passion, mais elle accroît ma puissance d’agir. De même, pour donner un exemple moins exotique, si quelqu’un m’aide, par exemple me soigne d’une maladie.
Ethique
A partir de cette ontologie, Spinoza élabore une éthique de la vie, de la puissance et de la joie. La beauté de l’éthique de Spinoza est qu’elle supprime toute tension entre soi et les autres, entre égoïsme et altruisme : l’égoïsme bien compris est naturellement altruiste, affirme Spinoza. Soyez égoïstes, mais soyez intelligents : alors vous serez en même temps altruistes.
Puisque l’essence de toute chose est de persévérer dans son être, cet objectif sera le but de l’éthique. Nous devons essayer d’accroître notre puissance, donc rechercher le plaisir et autres affects joyeux. Au contraire, il faut fuir toutes les passions tristes, si souvent érigées en vertus par le christianisme : la souffrance, la haine, et même l’humilité, la pitié, le repentir, n’ont rien de bon, puisque ce sont des tristesses, et doivent être évitées. Cette manière de voir les choses fait de Spinoza un révolutionnaire par rapport à la tradition morale européenne.
Mais comment faire, pour atteindre ce but, pour accroître notre puissance et expérimenter la joie ? Le seul moyen d’y parvenir est la raison. La raison, on l’a dit, permet de transformer toute passion en action.
La raison nous permet essentiellement de prendre conscience du fait que nous sommes une partie du Tout, un instrument dans la main de Dieu. Cette conscience nous permet de nous réjouir de cet Être infini, éternel et parfait dont nous émanons et dont nous tirons toute notre puissance. Dieu est l’idée par excellence d’une chose qui accroît notre puissance, et c’est pourquoi il est l’objet suprême de notre amour (rappelons la définition de l’amour : une joie, c’est-à-dire une augmentation de puissance, qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure). De plus, par la logique des passions, tout notre bonheur dépend de ce qui arrive à l’objet de notre amour. Si cet objet est à l’abri de tout accident, alors notre bonheur le sera aussi. Aimer Dieu, c’est-à-dire la Nature, est donc la clé d’un bonheur infini, éternel et parfait.
A partir de cette idée que notre intérêt véritable n’est pas en contradiction avec celui d’autrui, Spinoza peut affirmer, comme Socrate, que nul n’est méchant volontairement, et même que le mal, comme l’erreur, n’est rien de positif : il ne provient pas d’une véritable méchanceté mais seulement d’une faiblesse, d’une impuissance. Si nous faisons parfois le mal c’est parce que nous ne sommes pas assez intelligents pour comprendre où se situe notre véritable intérêt. Il n’est jamais dans notre intérêt véritable d’être injuste envers autrui. Le mal procède d’une étroitesse de vue.
Si nous utilisons la raison pour rechercher ce qui nous est véritablement utile (notre utile propre), nous nous rendrons compte que la chose qui nous est la plus utile, ce sont les autres hommes. L’homme raisonnable s’associe donc avec les autres pour constituer une société ou un Etat, avec des lois qui en assurent le bon fonctionnement. La société, si elle est rationnelle, visera à accroître la puissance et le bonheur de chacun. L’amour de Dieu prôné par Spinoza est lui-même éminemment social (et ne peut donner lieu à aucune guerre de religion) puisqu’il consiste en réalité à aimer le Tout, c’est-à-dire le monde entier.
Voici le point le plus difficile de toute la philosophie de Spinoza : l’éternité. Spinoza affirme que celui qui atteint cet amour de Dieu né de la connaissance adéquate du monde est éternel. Il s’explique en distinguant l’imagination de l’entendement : les idées qui naissent de l’imagination n’existent que dans la mesure où la chose considérée existe ; en revanche, les idées qui naissent du seul entendement sont indépendante de l’existence des choses et sont éternelles.
Voici un exemple pour illustrer cela. Je vois passer une bulle de savon dans le ciel de printemps. Si je m’en tiens à cette image, mon idée est périssable, car elle naît de l’existence de la bulle de savon. Quand la bulle de savon éclate, je ne la vois plus ; au mieux je m’en souviens, tant que mon cerveau conserve l’empreinte de cette image. Mais à ma mort, ce souvenir disparaîtra à jamais. Mais si la bulle de savon et l’image qu’elle provoque en moi sont périssables, en revanche l’idée de sphère et la loi qui explique la formation et l’existence de la bulle de savon sont, elles, éternelles. Si donc je parviens à connaître la bulle de savon par mon entendement plutôt que par mon imagination, l’idée qui se trouve alors dans mon esprit est une idée éternelle. Donc cette partie de mon esprit est éternel.
Conclusion
L’éthique consiste donc à cheminer, par la raison, vers la compréhension du monde et l’amour de la Nature entière. Ce chemin est difficile, reconnaît Spinoza. Mais les belles choses sont difficiles. L’Ethique se termine par cette phrase : « tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. »