Sandrine Bonnaire a la classe
Dans Les transclasses ou la non-reproduction, Chantal Jaquet explore les trajectoires de ceux qui, s’arrachant de leur milieu d’origine, semblent démentir les lois de la sociologie. Pour cette philosophe spinoziste, ceux qui échappent à leur classe sont tout aussi déterminés à le faire que ceux qui y restent.
Après avoir vu son explication, nous l'illustrerons avec l'exemple de l'actrice Sandrine Bonnaire que nous avons eu la chance de rencontrer à la comédie de Saint Etienne.
Chantal Jaquet considère que l’ascension sociale a peu à voir avec la volonté ou le mérite: "Mon travail consiste en effet à montrer qu’il n’y a pas de libre arbitre : le destin de chacun n’est pas le résultat d’une décision qui se prendrait ex nihilo sur la base d’une volonté. Ça, c’est une illusion pure, puisqu’on n’agit jamais sans causes ni raisons, qu’elles soient conscientes ou non. Pour autant, ce n’est pas parce qu’il y a déterminisme qu’il y a fatalité. Ma posture se situe entre la négation du libre arbitre et la négation de la fatalité. J’ai cherché à comprendre les causes qui permettent à certains d’opérer un changement social là où, en l’absence de révolution, il n’y a pas de changement collectif, là où tout semble figé."
Ceux qui changent de classe, que j’appelle les "transclasses", obéissent à des concours de causes qui se combinent : il y a d’abord des conditions de possibilité économique et politique liées par exemple au système éducatif et aux bourses, il y a aussi des rencontres décisives et un jeu complexe d’affects. " "Le transclasse est simplement celui qui illustre le plus le fait qu’il n’y a pas de moi constitué ou constitutif donné comme un a priori," " Le moi nous enferme, son abolition ouvre toutes les frontières." "ce n'est pas parce qu'on a connaissance des codes qu'on se les approprie facilement. Ce sont deux choses différentes, car, pour les natifs des classes dominantes, ces codes sont inculqués dès l'enfance et deviennent une seconde peau. Pour les transclasses, la faute de goût est l'écueil qui menace en permanence. C'est d'ailleurs vrai dans les deux sens, un individu habitué à vivre parmi l'élite aura également du mal à décrypter le mode de vie des classes populaires. " "Le parcours d’un transclasse est exemplaire de changements que l’on peut vivre à d’autres échelles et d’autres manières, dès lors qu’on est importé brusquement dans un autre milieu où on n’a pas sa place d’emblée. Je fais souvent la comparaison avec l’immigration, mais la même chose peut se produire quand on passe d’un milieu rural à un milieu citadin, et inversement. Tout passage, tout déplacement, peut induire une souffrance de se sentir rejeté ou de ne pas comprendre les codes."
Sandrine Bonnaire qui joue dans la pièce L’Odeur des planches (sur une comédienne qui n’a pas réussi à percer dans son domaine ) justifie son choix ainsi: " J’aime le texte car il est percutant, à la fois simple et viscéral. Il n’y a rien d’intellectuel, même si c’est très écrit, très pensé et bien réfléchi. Il raconte des choses de la vie comme l’immigration des parents, que ce soit le milieu social dans lequel ils sont, un pays quitté, une France qui a promis plein de choses. Il dit aussi comment on passe de la lumière à l’ombre sous prétexte qu’on a une autre fonction [la comédienne devient femme de ménage, NdlR]. Ça parle beaucoup du regard qu’on porte sur l’autre."
Sandrine vient d'un milieu modeste: "je n’ai jamais coupé les ponts avec ma famille. C’est quelque chose qui reste présent en moi et j'y tiens car ça permet de rester dans la réalité des choses, que ce métier peut vite vous faire perdre. Mais si on n’a pas envie de la perdre, on ne la perd pas. C’est aussi bête que ça. Pour moi c’est un vrai cadeau d’avoir rencontré Pialat, d’avoir eu cette vie et d’être encore là aujourd’hui avec cette vie. C’est un vrai luxe." "Pialat m’a donné une renaissance. J’ai le sentiment d’être née deux fois. Il y a la naissance du père et cette renaissance venue de lui, qui m’a guidée. J’ai commencé ce métier très tôt et ma vie s’est totalement transformée avec cette rencontre." (elle dit souvent que c'est par hasard qu'elle a accompagné sa soeur à un casting..Elle devait faire un CAP coiffure) "Ça peut m’arriver de m’ennuyer profondément lors d'un spectacle que je vais voir, je ne le manifesterai pas comme le personnage du père de la pièce car j’ai des codes que lui n'a pas. Ce sont deux milieux qui se confrontent. Lui parle comme à la maison. Mais si on mettait le metteur en scène dans cette famille-là, il ne comprendrait pas mieux."
NB: Dans la pièce Sandrine Bonnaire donne du cœur à un cri, celui de Samira Sedira, auteur de ce texte, L'Odeur des planches. Alternant souvenirs historiques – ceux de ses parents débarqués d'Algérie dans les années 60 – et un vécu contemporain qui débute par la fin de ses droits Assedic et l'obligation pour elle de trouver un travail alimentaire, elle donne du rythme et de la force à son récit. Devenue femme de ménage, elle voit dans ce déclassement social une occasion de se rapprocher de sa mère qui, elle aussi, à dû combattre la solitude et se résoudre à ce métier. Finie la litanie des théâtres visités qu'elle récite comme un pensum, la voilà seulement définie par son corps, éreintée par cette tâche aride et dépourvue de toute pensée.
Quelques extraits « Mon père nous a conduits à l’hôtel. Le paradis, ça s’appelait, tenu par un Kabyle qui n’avait plus ses dents de devant. Des chambres sur trois étages. Le paradis. Il nous en promettait avec un nom pareil. (…) A tous les étages du Paradis il y avait des étrangers, des noirs et des arabes, solitaires ou en famille, imbibés d’huile à frire et de blabla. Et puis ça sentait les tripes. Une puanteur. C’est pas cher les tripes, moins que le boeuf ou l’agneau. Ma mère disait que l’odeur lui renversait le coeur. Renverser le coeur elle disait, comme si c’était possible » « La première fois que mes parents me voient sur scène, j’ai trente ans. … A la fin du spectacle ils m’attendent dans le hall. Ils portent des habits neufs. Mon père se jette sur moi et me lance sur le ton de la plaisanterie, Heureusement qu’on n’a pas payé, hein ! A l’oreille ma mère me glisse d’une voix suave que je ne lui connais : Tu étais formidable… Elle a dû entendre ça dans les feux de l’amour, de la bouche de Sharon ou d’Ashley Abbott. Elle joue la comédie, rien de grave à ça. » « Femme de ménage, le seul métier qui donne droit au don d’invisibilité. Ceux qui nous emploient commencent par oublier qu’on doit venir, et puis un jour on devient totalement transparente. Une évidence sans corps, sans visage, sans voix. Une présence vide. Dans le meilleur des cas, un prolongement des lieux » « Suis encore comédienne, ou n’en suis-je plus que l’ombre ? Une comédienne qui ne joue pas peut-elle encore prétendre au titre ? Suis-je suspendue de mes fonctions ou suis-je déjà une autre ? Suis-je devenue ma mère ? Suis-je en sursis, ou bien ai-je pris perpète ? Je songe parfois à l’idée de me noyer » « L’odeur des planches. Cette odeur si particulière, si indissociable de ma vie d’avant, si chargée de souvenirs et d’émotion me fait monter les larmes aux yeux. « L’odeur reste longtemps à attendre sur la ruine de tout le reste… » »